Le serpent qui se mord la queue
Le soutien financier exceptionnel de 100 M€ accordé aux EHPAD en 2023 montrait que les pouvoirs publics reconnaissaient (enfin !) le contexte financier dégradé inédit en lien avec les difficultés budgétaires majeures auxquelles sont confrontés ces ESMS depuis plusieurs années. Pour 2024, la ministre a annoncé fin avril une enveloppe de 650 M€.… Le lapin est sorti du chapeau ! …en fait, ces crédits étaient déjà intégrés et votés dans la LFSS !!
Effet ciseau
Il s’agit du résultat arithmétique de disjonction entre évolution accélérée des coûts sans possibilité d’économie en lien avec les conditions d’accueil et d’accompagnement dues aux personnes vulnérables (explosion du coût des énergies, inflation marquée depuis 2020 sur de très nombreux postes, augmentations salariales) et évolution plus que limitée des tarifs hébergement et dépendance, mais aussi, compensation partielle d’un certain nombre de mesures salariales issues des accords du Ségur de la santé.
Ainsi, en 2024, près de 9 EHPAD sur 10 sont déficitaires (avec un déficit moyen de 3 000 € par place) toutes sections tarifaires confondues (soin, dépendance et hébergement) ce qui menace la pérennité de ces structures et donc de l’offre, à la veille du boom démographique.
La seule réponse efficace à ce stade est le rebasage immédiat des crédits des établissements sur la réalité des dépenses à date, rattrapant tous les sous-financements cumulés depuis de nombreuses années.
Jusqu’à ce jour nous sommes confrontés à un refus d’obstacle des pouvoirs publics.
Donc pas de réponse immédiate. Pas de réponse pour l’avenir non plus, puisque la ministre a reconnu ne pas avoir saisi le Conseil d’Etat sur une éventuelle loi de programmation Grand Age.
Pseudo-solutions, mais véritables usines à gaz
Les annonces et projets de modification de la tarification des EHPAD ne résoudront pas la crise majeure à laquelle ces structures sont confrontées. Au contraire, elles risquent d’aggraver encore le fonctionnement et par voie de conséquence le coût… c’est le serpent qui se mord la queue !!!
La fusion des sections soin et dépendance
La fusion des sections soin et dépendance, était déjà préconisée par les rapports Libault en 2019 puis Pirès-Beaune de 2023. Cette mesure apparaît comme une simplification souhaitable pour les acteurs de terrains. Mais, dans le contexte, le risque est grand de créer un brouillard masquant le mur sur lequel on va s’écraser. Comment la fusion de deux sections, elles-mêmes déficitaires, pourrait résoudre le problème en s’additionnant au déficit de la section hébergement ? Moins plus moins plus moins, c’est toujours moins que plus. N’oublions pas qu’en systémique, les problèmes ne s’additionnent pas (ou ne se soustraient pas) mais se multiplient !
La modulation tarifaire
Voici maintenant le projet de modulation tarifaire selon les ressources des personnes accueillies, dont le principe a été inscrit dans l’article 24 de la loi du 8 avril 2024.
Le réflexe pourrait être d’adhérer à un mécanisme présenté sous le jour de la justice sociale. On ne manque pas de nous citer l’exemple de nombreuses autres prestations avec critères de revenu ou quotient familial.
Voyons d’abord l’intérêt réel pour les établissements.
Ici le risque est de récupérer de la poudre de perlimpinpin.
En effet, cela ne représente pas grand-chose une fois appliqués les différents paramètres de l’équation, à savoir :
- non bénéficiaires de l’aide sociale (environ la moitié des résidents),
- nouveaux entrants (taux de renouvellement annuel d’environ 25%),
- montant encadré du tarif hébergement modulé (au maximum de 15% supérieur au tarif hébergement aide sociale (THAS)).
La recette supplémentaire de 15% du THAS ne concernerait qu’un peu plus d’un résident sur 10. La belle affaire quand on connaît le montant abyssal des besoins…
Si l’on prend l’exemple d’un EHPAD francilien de 200 lits avec un THAS à 80€, cela donne comme recette supplémentaire annuelle : 12€ (15% de 80€) x 25 (nouveaux résidents non bénéficiaires de l’aide sociale entrants au cours de l’année) x 200j (hypothèse moyenne des durées de séjour des nouveaux résidents non bénéficiaires de l’aide sociale) = 60 000 €
A force de retards, de reports, d’emplâtres sur des jambes de bois, les sous-financements se sont cumulés. Les dernières estimations faisant état d’un déficit de 3 000 €/lit, un tel établissement ne verrait donc son déficit de 600 000 € (3000×200), comblé qu’au dixième par la nouvelle tarification modulée, sachant que cette dernière ne manquera pas de nécessiter quelques renforts administratifs et d’occasionner quelques contentieux à traiter…
Voyons ensuite l’impact sur les relations avec les résidents
Car, tant les résidents, que leur famille, ou même les professionnels de terrain, auront du mal à comprendre ces différences de tarifs pour des prestations identiques, tarifs qui à terme seront multiples, puisqu’un décret doit paraître prochainement pour « encadrer la liberté tarifaire permise par ce nouveau dispositif » (chacun appréciera le paradoxe et l’oxymore de « liberté encadrée » !).
Ainsi, en année (N), un nouvel arrivant se verra appliquer un tarif modulé correspondant au tarif hébergement aide sociale (THAS) (N) + taux maximum fixé (évoqué à 15% à ce jour), appelé X. En (N+1), ce tarif modulé sera revalorisé selon un taux fixé par arrêté, tarif appelé X’.
Un nouvel arrivant en (N+1) se verra quant à lui appliquer un tarif modulé correspondant au THAS (N+1) + taux maximum fixé (15%), appelé Y. Ce tarif sera lui-même revalorisé en N+2 selon un taux fixé par arrêté, tarif appelé Y’.
Le THAS (N) revalorisé en (N+1) appelé X’ sera quant à lui revalorisé en (N+2) et correspondra à X’’ (différent de Y’).
Et caetera ! Amusant, non ?
Si la durée moyenne de séjour en EHPAD est de l’ordre de 3 ans, est-il nécessaire de rappeler que la moyenne s’inscrit entre deux durées extrêmes (de 1 jour à parfois 10 ou 20 ans…).
Ainsi au bout de quelques années, l’établissement aura à gérer une multitude de tarifs hébergement selon les millésimes de départ… En espérant que les fournisseurs de logiciel de facturation permettent la gestion d’autant de tarifs différents.
Bref ! On ne le répétera pas assez : Une vraie usine à gaz !!!
Gageons en outre, que le directeur d’un établissement qui déciderait de ne pas appliquer le tarif modulé, se le verrait lourdement reproché dans le cas de déficit !!!
Transparence, confiance et déliquescence
Quant à la question de la transparence financière dans la gestion des ESMS, elle a fait l’objet du décret n° 2022-734 du 28 avril 2022 dans les suites du scandale Orpea. Ses dispositions sont entrées en vigueur en janvier 2023, avec la rédaction de nouveaux contrats de séjour et règlements de fonctionnement, et déjà, il conviendrait de revoir l’ensemble… Quelle énergie dépensée !
La relation de confiance avec les familles, avec tant de modifications et des tarifs différents pour des prestations identiques, risque d’en être fort entamée…
D’autant qu’à l’heure, où désormais sont annoncées des baisses des tarifs énergétiques, une baisse de l’inflation, comment ceci pourrait-il être compris et admis des résidents et de leur famille qu’à prestations identiques, on leur applique une tarif hébergement supérieur parce que leurs revenus le leur permet… ?
Enfin, qu’en est-il de la personne qui ne pourrait payer le tarif modulé car ses ressources dépasseraient le THAS mais pas au niveau du taux de modulation ??
Le vrai sens de la réforme
Tous les éléments qui viennent d’être exposés nous font dire que l’argument de la justice sociale n’est qu’un faux semblant. Le cas des crèches ou cantines qui nous sont cités ne sont pas comparables : ce sont des services temporaires ou ponctuels qui fonctionnent avec des subventions d’équilibre massives, la participation des usages s’apparentant plus à un « ticket modérateur ».
Dans le cas des EHPAD, la ressource est le tarif, et l’exigence de base doit donc être un tarif couvrant les coûts. C’est seulement à cette condition qu’une modulation autour du tarif vérité peut être envisagée, et encore avec un principe de neutralité qui écarte les biais de sélection !